Nous vivons dans une culture qui met l’accent sur le « maintenant ». C’est la « génération du plaisir » ; on nous dit de « profiter de la vie » parce qu’on « ne vit qu’une fois ». Des objectifs à court terme, des méthodes pragmatiques de résolution de problèmes, une hystérie tranquille cherchant à ce que tout arrive « maintenant », tout cela indique le désespoir de l’homme moderne face à l’avenir. L’hypothèse tacite est que c’est « maintenant ou jamais » parce qu’il n’y a pas d’avenir ultime pour l’humanité.
En tant que chrétiens, nous affirmons que nos vies ne se limitent pas au « maintenant ». Si ce n’est pas le cas, alors même le « maintenant » n’a aucun sens. Mais nous disons que le « maintenant » compte. Pourquoi ? Le maintenant compte, parce que nous sommes des créatures qui ont une origine et un destin enracinés et fondés sur Dieu.
Ai-je écrit « enraciné » ? Pourquoi ce mot est-il si important ? Récemment, nous avons vécu un phénomène culturel aux proportions épiques. Le drame télévisé, Roots (trad. Racines), a déjà eu un effet bouleversant sur les gens. Peut-on expliquer la réaction nationale à Kunta Kinte et aux tensions raciales ? Je ne pense pas qu’on le puisse. Alex Haley non plus. Roots illustre un problème qui transcende la question raciale. C’est le problème de l’identité pour l’homme moderne dans sa totalité. Qui suis-je ?
La question de l’identité ne peut jamais être résolue uniquement en termes de présent. Savoir qui je suis implique une découverte de mon passé (mon origine) et au moins un aperçu de mon avenir (mon destin). Si je suis un accident cosmique jaillissant de la poussière et destiné à plus de poussière, alors je ne suis rien. Je suis une blague, une histoire racontée par un idiot. Mais si mes racines ultimes sont ancrées dans l’éternité et que mon destin est ancré dans cette même éternité, alors je sais quelque chose de qui je suis. Je sais que je suis une créature d’une importance éternelle. Si c’est le cas, alors ma vie compte. Ce que je fais aujourd’hui compte pour toujours. Le « maintenant » a un sens.
Roots nous a profondément émus parce qu’il a suscité l’espoir que si nous remontons suffisamment loin dans le temps, nous serons en mesure de parvenir à une certaine continuité et stabilité. Roots trouvait en Chicken George sa figure messianique. Le programme a traversé un épisode entier sans que Chicken George ne soit jamais présent de façon visible. Pourtant, sa « présence invisible » a imprégné chaque scène. Je n’ai jamais vu une production télévisuelle où un personnage était si manifestement présent tout en n’apparaissant pas à l’écran. Lorsque George est apparu, il a entraîné sa famille dans un nouvel exode vers une nouvelle terre promise. Roots regardait en arrière et en avant de manière à donner un sens au présent.
Tout comme la télévision nous a offert Roots, Hollywood nous a offert Rocky. Ce film a capté l’imagination du public d’une manière nouvelle. Peut-être ne représente-t-il qu’un simple exercice de nostalgie, un retour à Frank Merriwell et à la fin heureuse originale. Ou peut-être représente-t-il une critique de l’ère de l’antihéros et des scénarios chaotiques qui caractérisent la cinématographie moderne. Quelle qu’en soit la raison, le film ne reprend pas les thèmes présents dans Cendrillon, mais se concentre sur la sensibilité humaine dont fait preuve Rocky en tant que collecteur de factures pour l’usurier et sur sa tendresse sur la patinoire.
Une chaleur appréciable se dégage de l’amour – semblable à Lennie de « Des souris et des hommes » – de Rocky pour les animaux et les adolescents rebelles et de son sentiment pour son manager. Le fruit de la discipline, l’endurance et le dévouement à la dignité jouent chacun un rôle de vertu. Rocky a travaillé et s’est battu non pas pour un prix passager, mais pour un courage qui dure.
Rocky est peut-être un évènement marquant. Peut-être que nous commençons à voir que la vie ne se résume pas au « maintenant ». Ce n’est pas maintenant ou jamais, mais maintenant et pour toujours. C’est le moment présent qui compte – pour l’éternité.
Cela fait trente ans que j’ai écrit mon premier essai sous la signature « La vie présente résonne dans l’éternité ». C’était dans les années 70, à une époque où notre culture était encore sous le choc des effets néfastes de la guerre au Vietnam, et plus encore de la révolution morale radicale qui a marqué les années 60. L’histoire a montré que cette révolution morale des années 60 a introduit bien plus de changements dans la vie aux États-Unis que la révolution politique de 1770. Dans les années 70, notre culture a été décrite comme étant fortement influencée par le sécularisme. Le principal fondement du sécularisme est que la vie est coupée de l’éternité. Toute vie doit être vécue dans l’ici et le maintenant, dans ce saeculum, car il n’y a pas de dimension éternelle. Dans la foulée du sécularisme est née la philosophie du relativisme. Bien que le relativisme ait été adopté par de nombreuses personnes dans les années 1970, il est depuis lors si fermement ancré dans notre culture que l’on estime à plus de 95 % le nombre d’Américains qui adoptent une forme de relativisme philosophique ou moral. À cet égard, notre culture est passée de ce que l’on appelait alors le néo-paganisme à une culture aujourd’hui de néo-barbarisme. Bien que Roe v. Wade était déjà en place lorsque j’ai rédigé mon premier essai, la prolifération de l’avortement à la demande, qui atteint un million et demi par an, a tellement marqué notre culture comme une culture de la mort que tous les vestiges de notre culture civilisée meurent à la mort de chaque bébé en gestation. Notre nation est une nation en guerre contre elle-même, où les valeurs, la famille et la moralité sont tellement divisées entre les familles et les comtés, les États et la nation, que la base unifiée de notre ancienne civilisation a été brisée.
Une chose, cependant, n’a pas changé au cours des trente dernières années, et c’est le fait que, parce que Dieu règne, tout ce qui se passe aujourd’hui a des conséquences qui durent jusque dans l’éternité. Il est aussi vrai aujourd’hui que la première fois que j’ai pris le stylo pour écrire ma signature, que la vie présente résonne dans l’éternité. Que la culture soit paganisée, que la culture devienne barbare, mais que l’Église soit l’Église et ne sacrifie jamais la dimension éternelle de la vie.
Par R.C. Sproul
Article du magazine Tabletalk 1977